— Si je comprends
bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère.
— Oui, pendant 26 ans.
— Toujours à la
billetterie ?
— Pas seulement. Je
m’occupais aussi du vestiaire et des caméras de surveillance. Et pendant les
heures creuses, je mettais à jour le site ou préparais les événements.
— Vous étiez
polyvalente, conclut la conseillère.
— Et multitâche. Disons
que je n’ai jamais trop chipoté, il fallait bien faire tourner la boutique.
— Mais votre cœur de
métier, c’est quand même hôtesse de caisse ?
— Voilà. La vente de
billets. Mon cœur et mon corps de métier.
Quelque chose chez cette
femme fait penser à Elsa aux commissaires des séries policières françaises,
celles qui achèvent trois enquêtes en une soirée. Son regard, peut-être. Ou
plutôt ses intonations.
L’air concentré, la conseillère
pianote sur le clavier en faisant dérouler les offres sur l’écran.
— Il n’y a pas de
sites culturels à Paris qui recherchent des hôtesses de caisse en ce moment, annonce-t-elle.
Avez-vous de l’expérience dans la grande distribution ?
Elsa essaie de s’imaginer
lors d’une mise en rayon, puis assise à la caisse de l’épicerie du coin, face à
une longue file de clients excédés par sa lenteur de novice.
— Non, dit-elle avec
un soupir, je ne connais pas ce secteur. Dans le supermarché où je fais mes
courses, il n’y a plus que des caisses automatiques. Mais je pourrais peut-être
travailler en librairie…
Son interlocutrice se
montre sceptique face à cette idée.
— Vous avez une
formation de libraire ? Les recruteurs attendent que les candidats soient
opérationnels. Enfin, on peut mettre « hôtesse » tout court comme
emploi visé, concède-t-elle finalement, ça permettra d’élargir les recherches.
Tout en restant dans le cadre du réalisable, bien sûr. La licence de lettres,
c’est votre seul diplôme ?
Elsa répond par
l’affirmative.
— Êtes-vous à l’aise
avec les outils numériques ?
— Pourquoi vous me
posez cette question ? S’occuper des antiquités et être l’une d’elles
n’est pas forcément la même chose.
— Ne le prenez pas
mal, dit la Commissaire comme elle dirait « S’il vous plaît, posez cette
arme ». Un musée de l’amour, ce n’est pas très courant comme lieu de
travail. Pas évident de remplir la grille des compétences, explique-t-elle pour
justifier son interrogatoire. Et il y avait quoi dans ce musée… sans
indiscrétion ?
— Des alliances, des
faire-part, des mèches de cheveux, des photos de tatouages… Il y avait
même « le gilet jaune de Werther » offert par Roland Barthes. C’est
un collectionneur qui les avait rassemblés pendant plusieurs années, avant de
fonder un musée privé.
Elle pense à cet homme
passionné et à son projet pharaonique, un peu fou : revisiter l’Histoire
de l’humanité sous un seul angle, celui de l’amour, mettant en scène ses
romances, ses idylles et ses mélodrames. Un petit musée au cœur du Marais,
caché entre une boulangerie et une horlogerie de luxe et connu surtout des
touristes étrangers. Son sanctuaire, son observatoire, son cabinet
philosophique. Un lieu chargé d’émotions et de souvenirs. Un lieu réservé
désormais à quelques élus.
— Ah bon… je n’en
avais jamais entendu parler, lance la conseillère avec indifférence. Pour
quelle raison avez-vous mis fin à votre contrat ?
— J’ai été licenciée
après le changement de direction.
Un semblant de compassion
apparaît dans le regard de la Commissaire, en étrange contraste avec sa langue
de bois.
— La recherche
d’emploi, c’est un projet à part entière qui demande un investissement à temps
plein, dit-elle. Et qui risque de s’avérer long et éprouvant, compte tenu de
votre âge. D’autant que vous n’êtes pas un cas isolé, malheureusement. Le mieux
pour vous serait de participer à l’atelier « Le CV, tremplin vers l’emploi ».
Je vous inscris pour jeudi prochain. En attendant, vous pouvez commencer à
cibler des entreprises en adéquation avec votre profil.
Une fois dans la rue,
Elsa regarde de gros nuages qui s’assemblent comme des pièces de puzzle. « S’il
pleut aujourd’hui, je trouverai quelque chose du premier coup », se dit-elle,
prête à affronter les éléments.
Parfois, il suffit d’une
goutte pour vous rendre euphorique. Rien de tel pour se remonter le moral que
de petits paris idiots, surtout quand ils sont légèrement truqués.
Ce jour-là, elle rentrera trempée jusqu’aux os.
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