mercredi 19 mai 2021

Chapitre 1

 

— Si je comprends bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère.

— Oui, pendant 26 ans.

— Toujours à la billetterie ?

— Pas seulement. Je m’occupais aussi du vestiaire et des caméras de surveillance. Et pendant les heures creuses, je mettais à jour le site ou préparais les événements.

— Vous étiez polyvalente, conclut la conseillère.

— Et multitâche. Disons que je n’ai jamais trop chipoté, il fallait bien faire tourner la boutique.

— Mais votre cœur de métier, c’est quand même hôtesse de caisse ?

— Voilà. La vente de billets. Mon cœur et mon corps de métier.

Quelque chose chez cette femme fait penser à Elsa aux commissaires des séries policières françaises, celles qui achèvent trois enquêtes en une soirée. Son regard, peut-être. Ou plutôt ses intonations.

L’air concentré, la conseillère pianote sur le clavier en faisant dérouler les offres sur l’écran.

— Il n’y a pas de sites culturels à Paris qui recherchent des hôtesses de caisse en ce moment, annonce-t-elle. Avez-vous de l’expérience dans la grande distribution ?

Elsa essaie de s’imaginer lors d’une mise en rayon, puis assise à la caisse de l’épicerie du coin, face à une longue file de clients excédés par sa lenteur de novice.

— Non, dit-elle avec un soupir, je ne connais pas ce secteur. Dans le supermarché où je fais mes courses, il n’y a plus que des caisses automatiques. Mais je pourrais peut-être travailler en librairie…

Son interlocutrice se montre sceptique face à cette idée.

— Vous avez une formation de libraire ? Les recruteurs attendent que les candidats soient opérationnels. Enfin, on peut mettre « hôtesse » tout court comme emploi visé, concède-t-elle finalement, ça permettra d’élargir les recherches. Tout en restant dans le cadre du réalisable, bien sûr. La licence de lettres, c’est votre seul diplôme ?

Elsa répond par l’affirmative.

— Êtes-vous à l’aise avec les outils numériques ?

— Pourquoi vous me posez cette question ? S’occuper des antiquités et être l’une d’elles n’est pas forcément la même chose.

— Ne le prenez pas mal, dit la Commissaire comme elle dirait « S’il vous plaît, posez cette arme ». Un musée de l’amour, ce n’est pas très courant comme lieu de travail. Pas évident de remplir la grille des compétences, explique-t-elle pour justifier son interrogatoire. Et il y avait quoi dans ce musée… sans indiscrétion ?

— Des alliances, des faire-part, des mèches de cheveux, des photos de tatouages… Il y avait même « le gilet jaune de Werther » offert par Roland Barthes. C’est un collectionneur qui les avait rassemblés pendant plusieurs années, avant de fonder un musée privé.

Elle pense à cet homme passionné et à son projet pharaonique, un peu fou : revisiter l’Histoire de l’humanité sous un seul angle, celui de l’amour, mettant en scène ses romances, ses idylles et ses mélodrames. Un petit musée au cœur du Marais, caché entre une boulangerie et une horlogerie de luxe et connu surtout des touristes étrangers. Son sanctuaire, son observatoire, son cabinet philosophique. Un lieu chargé d’émotions et de souvenirs. Un lieu réservé désormais à quelques élus.

— Ah bon… je n’en avais jamais entendu parler, lance la conseillère avec indifférence. Pour quelle raison avez-vous mis fin à votre contrat ?

— J’ai été licenciée après le changement de direction.

Un semblant de compassion apparaît dans le regard de la Commissaire, en étrange contraste avec sa langue de bois.

— La recherche d’emploi, c’est un projet à part entière qui demande un investissement à temps plein, dit-elle. Et qui risque de s’avérer long et éprouvant, compte tenu de votre âge. D’autant que vous n’êtes pas un cas isolé, malheureusement. Le mieux pour vous serait de participer à l’atelier « Le CV, tremplin vers l’emploi ». Je vous inscris pour jeudi prochain. En attendant, vous pouvez commencer à cibler des entreprises en adéquation avec votre profil.

Une fois dans la rue, Elsa regarde de gros nuages qui s’assemblent comme des pièces de puzzle. « S’il pleut aujourd’hui, je trouverai quelque chose du premier coup », se dit-elle, prête à affronter les éléments.

Parfois, il suffit d’une goutte pour vous rendre euphorique. Rien de tel pour se remonter le moral que de petits paris idiots, surtout quand ils sont légèrement truqués.

Ce jour-là, elle rentrera trempée jusqu’aux os.

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