mercredi 19 mai 2021

Chapitre 2

 

Non, elle n’avait jamais envisagé un tel final. Tout s’est enchaîné avec la mort de Monsieur Tessier et le rachat du musée par Leo Case, le magnat du X. Après la disparition de son fondateur, il semblait avoir perdu son âme, réduit en un curieux amas d’objets plus ou moins folkloriques. Des objets chargés d’histoire qui ont fait leur temps.

Pendant quelques semaines, Elsa a attendu un miracle. Il lui semblait que la déesse de l’amour allait venger cette profanation de son lieu de culte comme la redoutable Vénus d’Ille dans la nouvelle de Mérimée. Mais la divinité callipyge n’a pas bougé un membre pour punir ses ennemis et défendre ses protégés.

Si Elsa n’a pas préparé son atterrissage, c’est justement parce qu’elle n’a jamais envisagé la possibilité d’être éjectée d’un avion en détresse. Mais la transaction a eu lieu et son expulsion est bien réelle.

Chômeuse débutante, elle aimerait demander conseil à quelqu’un de plus expérimenté. Florence ? Non, Florence n’a pas connu le chômage, car elle est fonctionnaire. Manon non plus, car elle essaie de percer en freelance comme Youtubeuse et vendeuse à domicile. En revanche, Julie s’en souvient très bien.

— D’ailleurs, ça me manque un peu, surtout les entretiens, dit-elle. Rien de tel pour booster l’ego. Avec tous ces gens autour qui s’intéressent à nos moindres faits et gestes, on se sent comme une star en promotion.

Mieux que quiconque Julie sait qu’on n’est jamais à l’abri d’un licenciement, même après tant d’années de bons et loyaux services. Voilà pourquoi elle a toujours préféré prendre les devants (d’ailleurs, avec ses deux maris, c’était presque pareil). Et comme elle a trouvé un nouveau poste en deux temps trois mouvements, elle est sûre qu’Elsa non plus n’aura aucun mal à rebondir.

— Commence par regarder les offres avant de faire ton CV, dit-elle. Il faut toujours s’adapter au marché. Tu as déjà des pistes ou pas ? T’inquiète pas, Zaza, ça va venir. Tu es une vraie pro, une bosseuse. Et polyglotte avec ça. Je croise les doigts.

Sur ce point-là, Julie a raison : Elsa a fait ses preuves dans le métier. D’ailleurs, Monsieur Tessier l’appréciait beaucoup. Ce n’est pas par hasard qu’il disait : « Vous êtes plus qu’une employée, Elsa. Vous êtes un monument ».

Dans la bouche d’un collectionneur, c’est plutôt flatteur, pas juste une façon gentille de noter qu’elle faisait partie du paysage. Il disait monument comme les autres disent celle qui gère.

Un monument déboulonné et quelque peu déboussolé par le retour brutal à la case départ, il faut l’admettre.

En tapant le mot hôtesse dans le moteur de recherche, elle fait apparaître les dernières offres d’emploi. Une annonce en gros caractères d’une enseigne mondialement connue propose une fantastique opportunité pour les personnes parlant couramment anglais. Le poste est payé au Smic, mais situé dans « la belle capitale française, célèbre pour son art, sa mode, sa gastronomie et sa culture ». Très vite, Elsa constate une étrange corrélation entre les bas salaires et le nombre de langues étrangères exigé dans les annonces.

Pour la première fois de sa vie, elle découvre le marché du travail et sa farandole d’opportunités déclinées par thèmes et variations. En effet, il y a tout ce qu’il faut pour multiplier les pistes : elle devrait pouvoir trouver sa place au sein de cette immense armée battant le rappel. On recherche des hôtesses de vente, des hôtesses d’accueil, des hôtesses dans l’évènementiel, et même des hôtesses mannequins en soirée faisant 1,75 mètres minimum. « Autant mettre les mensurations complètes », pense Elsa. Elle qui il y a très peu de temps, encore, croyait avoir franchi une étape où elle pourrait s’autoriser à être elle-même en toute circonstance. C’est-à-dire bien plus qu’une belle chose bien proportionnée qui sert à divertir le monde.

La plupart des offres s’adressent à des jeunes diplômées. D’autres précisent qu’au-delà du diplôme, c'est la personnalité des candidates qui fera la différence. Curieusement, près d’un tiers parlent d’une mission au lieu d’un poste. Les missions, ça sent la précarité, mais Elsa s’interdit d’être trop sélective.

Elle réalise qu’elle n’a pas grand-chose à mettre dans son CV. Son parcours est long certes, mais pas spécialement riche en expériences ni en réalisations chiffrées.

« Le musée, ça pue la mort », avait dit un personnage de cinéma. Ce qui est d’autant plus vrai pour un musée qui est au point mort depuis un moment, tout comme ça vie professionnelle et sa vie sentimentale. Il lui faut bien choisir sa photo pour prouver qu’elle n’a rien d’une momie.

Après quelques tentatives de selfie ratées, elle prend une de ses photos de profil, un peu floue et pas très récente, mais qui semble correspondre à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Elle fera l’affaire pour ses premiers envois encore hésitants dont elle n’espère pas grand-chose. Pour l’instant, ce n’est qu’un échauffement. Il lui faudra attendre l’atelier de jeudi pour rectifier le tir et procéder dans les règles de l’art.

Le présentateur du journal de 20 heures annonce que les intentions d’embauche des entreprises françaises sont de nouveau en baisse. L’exemple d’une PME à l’appui, il montre que les employeurs deviennent de plus en plus frileux de peur de miser sur le mauvais cheval. Il passe ensuite aux sujets culturels, dont cette exposition d’art abstrait au Palais de Tokyo. Comme un rappel du démantèlement y apparaissent deux tableaux qu’Elsa connaît bien : L’Ascension et Le Sommet de l’artiste coréen Deng Deng. Monsieur Tessier était très fier de cette trouvaille. Il les avait dégotés aux enchères il y a quelques années, avant de les accrocher face au poste d’accueil.

À l’époque, Elsa avait mis un certain temps à accepter ce changement de décor. Mais elle avait fini par s’y accommoder tant bien que mal, puis par y trouver une source d’évasion, laissant libre cours à la rêverie.

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Chapitre 1

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