Non, elle n’avait jamais
envisagé un tel final. Tout s’est enchaîné avec la mort de Monsieur Tessier et
le rachat du musée par Leo Case, le magnat du X. Après la disparition de son
fondateur, il semblait avoir perdu son âme, réduit en un curieux amas d’objets plus
ou moins folkloriques. Des objets chargés d’histoire qui ont fait leur temps.
Pendant quelques semaines,
Elsa a attendu un miracle. Il lui semblait que la déesse de l’amour allait
venger cette profanation de son lieu de culte comme la redoutable Vénus d’Ille
dans la nouvelle de Mérimée. Mais la divinité callipyge n’a pas bougé un membre
pour punir ses ennemis et défendre ses protégés.
Si Elsa n’a pas préparé
son atterrissage, c’est justement parce qu’elle n’a jamais envisagé la
possibilité d’être éjectée d’un avion en détresse. Mais la transaction a eu
lieu et son expulsion est bien réelle.
Chômeuse débutante, elle
aimerait demander conseil à quelqu’un de plus expérimenté. Florence ? Non,
Florence n’a pas connu le chômage, car elle est fonctionnaire. Manon non plus,
car elle essaie de percer en freelance comme Youtubeuse et vendeuse à domicile.
En revanche, Julie s’en souvient très bien.
— D’ailleurs, ça me
manque un peu, surtout les entretiens, dit-elle. Rien de tel pour booster
l’ego. Avec tous ces gens autour qui s’intéressent à nos moindres faits et
gestes, on se sent comme une star en promotion.
Mieux que quiconque Julie
sait qu’on n’est jamais à l’abri d’un licenciement, même après tant d’années de
bons et loyaux services. Voilà pourquoi elle a toujours préféré prendre les
devants (d’ailleurs, avec ses deux maris, c’était presque pareil). Et comme
elle a trouvé un nouveau poste en deux temps trois mouvements, elle est sûre qu’Elsa
non plus n’aura aucun mal à rebondir.
— Commence par
regarder les offres avant de faire ton CV, dit-elle. Il faut toujours s’adapter
au marché. Tu as déjà des pistes ou pas ? T’inquiète pas, Zaza, ça va
venir. Tu es une vraie pro, une bosseuse. Et polyglotte avec ça. Je croise les
doigts.
Sur ce point-là, Julie a
raison : Elsa a fait ses preuves dans le métier. D’ailleurs, Monsieur Tessier
l’appréciait beaucoup. Ce n’est pas par hasard qu’il disait : « Vous
êtes plus qu’une employée, Elsa. Vous êtes un monument ».
Dans la bouche d’un
collectionneur, c’est plutôt flatteur, pas juste une façon gentille de noter
qu’elle faisait partie du paysage. Il disait monument comme les autres
disent celle qui gère.
Un monument déboulonné et
quelque peu déboussolé par le retour brutal à la case départ, il faut
l’admettre.
En tapant le mot hôtesse
dans le moteur de recherche, elle fait apparaître les dernières offres
d’emploi. Une annonce en gros caractères d’une enseigne mondialement connue
propose une fantastique opportunité pour les personnes parlant couramment
anglais. Le poste est payé au Smic, mais situé dans « la belle capitale
française, célèbre pour son art, sa mode, sa gastronomie et sa culture ». Très
vite, Elsa constate une étrange corrélation entre les bas salaires et le nombre
de langues étrangères exigé dans les annonces.
Pour la première fois de
sa vie, elle découvre le marché du travail et sa farandole d’opportunités
déclinées par thèmes et variations. En effet, il y a tout ce qu’il faut pour
multiplier les pistes : elle devrait pouvoir trouver sa place au sein de
cette immense armée battant le rappel. On recherche des hôtesses de vente, des hôtesses
d’accueil, des hôtesses dans l’évènementiel, et même des hôtesses mannequins en
soirée faisant
La plupart des offres
s’adressent à des jeunes diplômées. D’autres précisent qu’au-delà du diplôme, c'est la personnalité
des candidates qui fera la différence. Curieusement, près d’un tiers
parlent d’une mission au lieu d’un poste. Les missions, ça sent la précarité,
mais Elsa s’interdit d’être trop sélective.
Elle réalise qu’elle n’a
pas grand-chose à mettre dans son CV. Son parcours est long certes, mais pas
spécialement riche en expériences ni en réalisations chiffrées.
« Le musée, ça pue
la mort », avait dit un personnage de cinéma. Ce qui est d’autant plus
vrai pour un musée qui est au point mort depuis un moment, tout comme ça vie
professionnelle et sa vie sentimentale. Il lui faut bien choisir sa photo pour
prouver qu’elle n’a rien d’une momie.
Après quelques tentatives
de selfie ratées, elle prend une de ses photos de profil, un peu floue et pas
très récente, mais qui semble correspondre à l’idée qu’elle se fait
d’elle-même. Elle fera l’affaire pour ses premiers envois encore hésitants dont
elle n’espère pas grand-chose. Pour l’instant, ce n’est qu’un échauffement. Il
lui faudra attendre l’atelier de jeudi pour rectifier le tir et procéder dans
les règles de l’art.
Le présentateur du
journal de 20 heures annonce que les intentions d’embauche des entreprises
françaises sont de nouveau en baisse. L’exemple d’une PME à l’appui, il montre
que les employeurs deviennent de plus en plus frileux de peur de miser sur le
mauvais cheval. Il passe ensuite aux sujets culturels, dont cette exposition
d’art abstrait au Palais de Tokyo. Comme un rappel du démantèlement y
apparaissent deux tableaux qu’Elsa connaît bien : L’Ascension et Le
Sommet de l’artiste coréen Deng Deng. Monsieur Tessier était très fier de
cette trouvaille. Il les avait dégotés aux enchères il y a quelques années, avant
de les accrocher face au poste d’accueil.
À l’époque, Elsa avait mis un certain temps à accepter ce changement de décor. Mais elle avait fini par s’y accommoder tant bien que mal, puis par y trouver une source d’évasion, laissant libre cours à la rêverie.
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