mercredi 19 mai 2021

Chapitre 5

 

Ce matin, Elsa trouve deux publicités dans sa boîte aux lettres. L’annonce d’un stage de théâtre, illustrée par l’image d’un jeune couple qui s’embrasse avec abandon, et un flyer du club des arts martiaux Bushido qui l’invite à « s’engager sur la voie du guerrier ». Les photos bien choisies mettent en valeur l’harmonie des mouvements associant équilibre, puissance et vitesse. Les petits textes explicatifs précisent que l’ensemble des disciplines permet de régler les problèmes calmement, mais efficacement. Des activités idéales pour celles et ceux qui cherchent à réparer les injustices tout en se défoulant. Quelques séances suffiraient pour apprendre à tomber sans se faire mal et assurer son périmètre de sécurité. Le perfectionnement permettrait ensuite d’atteindre un haut niveau de technicité, d’accéder à un système complexe de connaissances et de trouver une voie d’accomplissement spirituel. L’objectif ultime étant l’excellence, qui est le sens premier du mot Kung-Fu.

Au lieu de jeter le flyer dans la corbeille à papier à l’entrée de l’immeuble, Elsa décide de le garder. Elle, qui a horreur des conflits et des disputes, est tentée par l’expérience. Inutile d’en faire des tonnes façon stratège militaire ou nominée pour la meilleure scène de combat. Mais rien ne l’empêche d’intégrer quelques pratiques martiales dans son quotidien austère, comme le faisaient les moines de Shaolin.

À la réception du club, un jeune homme athlétique en tee-shirt moulant se fend d’un grand sourire, comme s’il l’attendait depuis des semaines.

— Bienvenue au dojo, dit-il. Pour commencer, je vous conseille l’aquaboxing. C’est la toute dernière tendance, un sport tonique exécuté dans l’eau et en musique. Une façon d’appréhender les arts martiaux sans risque de se blesser. La pratique régulière permet de faire travailler tous les muscles, le souffle, l’énergie, la coordination et la concentration. On peut même améliorer l’expérience grâce à un casque de réalité augmentée simulant l’approche des zombies.

Pourquoi pas, se dit Elsa. Après tout, ça permet d’éviter la transpiration. Et ce n’est pas plus ridicule que de nager avec une queue de poisson, comme le fait Manon. Ça peut même être amusant, à condition de ne pas poster les photos sur Instagram.

— Et pour aller plus loin, nous proposons des bracelets étanches qui permettent de vous mesurer virtuellement à votre entourage, renchérit le jeune homme. Vous verrez, ça rend l’entraînement encore plus ludique et interactif.

Que ne ferait-on pas pour passer des nuits calmes et des journées sereines ! Elle n’ose pas demander si la pratique régulière permet aussi de brûler les graisses. Faut-il attirer l’attention sur ce très léger surpoids ? En tout cas, ce sera le premier pas vers un mode de vie sain. Il est urgent qu’elle cache au fond du frigo la confiture d’abricots apportée par Florence, qu’elle cesse de demander la carte des desserts et de s’endormir devant la télé, car d’après une étude récente, cette mauvaise habitude nous fait prendre de l’embonpoint. Elle essayera d’ignorer les amuse-gueules qui la narguent avec indécence et arrêtera de cuisiner en mode mère de famille nombreuse. Le jour même elle s’achète, en plus d’attirail du guerrier aquatique, une mini-casserole en aluminium pour se concocter de petites portions sur-mesure.

Toutefois, elle prendra garde de ne pas s’infliger des privations trop sévères. En s’interdisant certaines choses, ne gagne-t-on pas légitimement le droit de s’autoriser telles autres à la place, en guise de compensation ?

Pour la première fois, elle se pose des questions quant aux « astuces » de « cette femme » qui à 60 ans semble en avoir 22 et de cette autre qui a perdu 15 kilos en 15 jours. C’est dommage qu’aucune de ces influenceuses et prescriptrices n’ait voulu partager une méthode de recherche d’emploi ultra-rapide et 100 % efficace. Alors Elsa n’a pas d’autre choix que de trouver ses propres stratagèmes.

Cela dit, sa priorité du moment, c’est de repousser les attaques des zombies. Une confrontation très réaliste qui semble plutôt bien lui réussir, malgré les courbatures des premières séances.

De toute façon, elle a déjà remporté haut la main sa première victoire : le droit d’ajouter les arts martiaux à la liste de ses loisirs. Sans renoncer aux sorties cinéma du vendredi soir avec Julie. Petit à petit, c’est devenu un rituel hebdomadaire, même si leurs choix ne coïncident pas toujours.

Julie a une préférence pour les comédies plaisantes et légères où des stars hollywoodiennes ouvrent leurs bras et leurs portes aux quidams et où de jolies filles carburant au champagne vomissent dans les voitures de luxe, pour garder un semblant de réalisme. Pour sa part, Elsa les consomme avec modération.

Longtemps, elle a abhorré les films démoralisants ou larmoyants, les drames sans issue et sans retour, les engrenages suicidaires, tous ces mélos qui font pleurer dans les chaumières. Depuis peu, elle en redemande. Parfois, il suffit de se retrouver face aux déboires des autres pour mieux accepter ceux que la vie nous inflige.

Cette semaine, elles ont le choix entre une adaptation de La femme abandonnée, un drame social avec Nicole Kidman dans le rôle d’une mère divorcée et l’histoire d’une jeune orpheline qui gagne le jackpot au casino avant de tout perdre.

À la sortie, elle tombe nez à nez avec la mère d’Armand qui détourne la tête rapidement, un peu trop d’ailleurs. Voilà ce qu’on appelle « tourner la page ».

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