Ce matin, Elsa trouve deux
publicités dans sa boîte aux lettres. L’annonce d’un stage de théâtre,
illustrée par l’image d’un jeune couple qui s’embrasse avec abandon, et un
flyer du club des arts martiaux Bushido qui l’invite à « s’engager sur
la voie du guerrier ». Les photos bien choisies mettent en valeur l’harmonie des
mouvements associant équilibre, puissance et vitesse. Les petits textes
explicatifs précisent que l’ensemble des disciplines permet de régler les
problèmes calmement, mais efficacement. Des activités idéales pour celles et ceux
qui cherchent à réparer les injustices tout en se défoulant. Quelques
séances suffiraient pour apprendre à tomber sans se faire mal et assurer son
périmètre de sécurité. Le perfectionnement permettrait ensuite d’atteindre un
haut niveau de technicité, d’accéder à un système complexe de connaissances et de
trouver une voie d’accomplissement spirituel. L’objectif ultime étant
l’excellence, qui est le sens premier du mot Kung-Fu.
Au lieu de jeter le flyer
dans la corbeille à papier à l’entrée de l’immeuble, Elsa décide de le garder. Elle,
qui a horreur des conflits et des disputes, est tentée par l’expérience. Inutile
d’en faire des tonnes façon stratège militaire ou nominée pour la meilleure
scène de combat. Mais rien ne l’empêche d’intégrer quelques pratiques martiales
dans son quotidien austère, comme le faisaient les moines de Shaolin.
À la réception du club,
un jeune homme athlétique en tee-shirt moulant se fend d’un grand sourire,
comme s’il l’attendait depuis des semaines.
— Bienvenue au dojo,
dit-il. Pour commencer, je vous conseille l’aquaboxing. C’est la toute dernière
tendance, un sport tonique exécuté dans l’eau et en musique. Une façon
d’appréhender les arts martiaux sans risque de se blesser. La pratique
régulière permet de faire travailler tous les muscles, le souffle, l’énergie,
la coordination et la concentration. On peut même améliorer l’expérience grâce
à un casque de réalité augmentée simulant l’approche des zombies.
Pourquoi pas, se dit
Elsa. Après tout, ça permet d’éviter la transpiration. Et ce n’est pas plus
ridicule que de nager avec une queue de poisson, comme le fait Manon. Ça peut
même être amusant, à condition de ne pas poster les photos sur Instagram.
— Et pour aller plus
loin, nous proposons des bracelets étanches qui permettent de vous mesurer
virtuellement à votre entourage, renchérit le jeune homme. Vous verrez, ça rend
l’entraînement encore plus ludique et interactif.
Que ne ferait-on pas pour
passer des nuits calmes et des journées sereines ! Elle n’ose pas demander
si la pratique régulière permet aussi de brûler les graisses. Faut-il attirer
l’attention sur ce très léger surpoids ? En tout cas, ce sera le premier pas
vers un mode de vie sain. Il est urgent qu’elle cache au fond du frigo la confiture
d’abricots apportée par Florence, qu’elle cesse de demander la carte des
desserts et de s’endormir devant la télé, car d’après une étude récente, cette
mauvaise habitude nous fait prendre de l’embonpoint. Elle essayera d’ignorer
les amuse-gueules qui la narguent avec indécence et arrêtera de cuisiner en
mode mère de famille nombreuse. Le jour même elle s’achète, en plus d’attirail
du guerrier aquatique, une mini-casserole en aluminium pour se concocter de
petites portions sur-mesure.
Toutefois, elle prendra
garde de ne pas s’infliger des privations trop sévères. En s’interdisant
certaines choses, ne gagne-t-on pas légitimement le droit de s’autoriser telles
autres à la place, en guise de compensation ?
Pour la première fois,
elle se pose des questions quant aux « astuces » de « cette
femme » qui à 60 ans semble en avoir 22 et de cette autre qui a perdu 15
kilos en 15 jours. C’est dommage qu’aucune de ces influenceuses et prescriptrices
n’ait voulu partager une méthode de recherche d’emploi ultra-rapide et 100 %
efficace. Alors Elsa n’a pas d’autre choix que de trouver ses propres stratagèmes.
Cela dit, sa priorité du
moment, c’est de repousser les attaques des zombies. Une confrontation très réaliste
qui semble plutôt bien lui réussir, malgré les courbatures des premières
séances.
De toute façon, elle a
déjà remporté haut la main sa première victoire : le droit d’ajouter les
arts martiaux à la liste de ses loisirs. Sans renoncer aux sorties cinéma du
vendredi soir avec Julie. Petit à petit, c’est devenu un rituel hebdomadaire, même
si leurs choix ne coïncident pas toujours.
Julie a une préférence
pour les comédies plaisantes et légères où des stars hollywoodiennes ouvrent
leurs bras et leurs portes aux quidams et où de jolies filles carburant au
champagne vomissent dans les voitures de luxe, pour garder un semblant de
réalisme. Pour sa part, Elsa les consomme avec modération.
Longtemps, elle a abhorré
les films démoralisants ou larmoyants, les drames sans issue et sans retour,
les engrenages suicidaires, tous ces mélos qui font pleurer dans les chaumières.
Depuis peu, elle en redemande. Parfois, il suffit de se retrouver face aux
déboires des autres pour mieux accepter ceux que la vie nous inflige.
Cette semaine, elles ont
le choix entre une adaptation de La femme abandonnée, un drame social
avec Nicole Kidman dans le rôle d’une mère divorcée et l’histoire d’une
jeune orpheline qui gagne le jackpot au casino avant de tout perdre.
À la sortie, elle tombe nez à nez avec la mère d’Armand qui détourne la tête rapidement, un peu trop d’ailleurs. Voilà ce qu’on appelle « tourner la page ».
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