mercredi 19 mai 2021

Chapitre 4

 

« Un investissement à temps plein », avait dit la conseillère. Mais aussi l’oisiveté forcée et la galère stérile, à durée indéterminée (voilà une notion qui pour une fois n’a rien de rassurant). Drôle de besogne sans contrat, sans horaires et sans vacances, malgré un semblant de régularité. De longues journées passées à douter, à pester, à remâcher et à se morfondre. À tourner en rond, en attendant qu’un recruteur morde à l’hameçon.

Sans relâche, Elsa envoie de nouvelles candidatures mettant en avant son aisance relationnelle, sa bonne présentation, son art de doser bienveillance et vigilance. Elle se sent d’emblée parfaitement préparée pour l’exécution de nombreuses tâches comme la distribution des badges, la gestion des taxis et des coursiers, l’émargement et l’embasement.

Côté loisirs, ça se présente moins bien. Lecture, cinéma, musique. En effet, ce n’est pas très original. Comme la grande majorité des gens, elle s’intéresse à un tas de choses sans en faire tout un plat. On appelle ça touche-à-tout lorsqu’il s’agit de quelqu’un de célèbre et dilettante dans le cas d’un anonyme.

Passion est un terme inapproprié. Quand Armand était apparu dans sa vie, ou plutôt sur sa vie, tel un astre éclipsant tout le reste, elle n’avait plus aucune passion avouable à mettre sur son CV. D’une certaine façon, il monopolisait son énergie vitale, alors que l’inverse n’était pas vrai. Son investissement était à sens unique. Elle en était consciente, mais trouvait leur relation harmonieuse dans son asymétrie. Après tout, ils étaient tellement différents. Trop différents ? Dans la façon dont Armand voyait des choses, il n’y avait pas beaucoup de place pour la complémentarité.

Un jour, il est parti avec Alice qui partageait sa passion pour les randonnées et qui partage désormais bien davantage. Il avait d’ailleurs expliqué à Elsa qu’avec Alice, il avait beaucoup plus de points communs. Il l’avait même démontré à l’aide des diagrammes de Venn formant trois cercles de couleur : on y voyait clairement que les cercles d’Armand et d’Elsa se touchaient à peine, alors que ceux d’Armand et d’Alice formaient une très large intersection.

Leur connivence reposait sur une base plus que solide. Bien plus solide qu’un passé commun. C’était mathématique.

Elsa n’a pas fait de scène, n’a pas essayé de le retenir. Quelque part, elle était bien préparée pour le jour où il ne l’aimerait plus. Enfant, elle avait assimilé très tôt que toutes les bonnes choses ont une fin et que pleurer ne sert à rien. À l’époque déjà, elle savait d’instinct que rien n’est jamais acquis ; et pourtant, la vie s’acharne toujours à lui en apporter des preuves, comme s’il en fallait encore.

Ainsi, elle se croyait presque guérie, ou du moins anesthésiée, jusqu’à ce moment où elle a découvert dans le fil d’actualité d’Armand des photos de sa demande en mariage au sommet du Kilimandjaro.

C’est à partir de cet instant que la vue des deux toiles abstraites dans le hall du musée, L’Ascension et Le Sommet, lui est devenue insupportable.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Chapitre 1

  — Si je comprends bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère. — Oui, pendant 26 ans. — Toujou...