« Un investissement
à temps plein », avait dit la conseillère. Mais aussi l’oisiveté forcée et
la galère stérile, à durée indéterminée (voilà une notion qui pour une fois n’a
rien de rassurant). Drôle de besogne sans contrat, sans horaires et sans
vacances, malgré un semblant de régularité. De longues journées passées à
douter, à pester, à remâcher et à se morfondre. À tourner en rond, en attendant
qu’un recruteur morde à l’hameçon.
Sans relâche, Elsa envoie
de nouvelles candidatures mettant en avant son aisance relationnelle, sa bonne
présentation, son art de doser bienveillance et vigilance. Elle se sent d’emblée
parfaitement préparée pour l’exécution de nombreuses tâches comme la
distribution des badges, la gestion des taxis et des coursiers, l’émargement et
l’embasement.
Côté loisirs, ça se
présente moins bien. Lecture, cinéma, musique. En effet, ce n’est pas très
original. Comme la grande majorité des gens, elle s’intéresse à un tas de
choses sans en faire tout un plat. On appelle ça touche-à-tout lorsqu’il s’agit
de quelqu’un de célèbre et dilettante dans le cas d’un anonyme.
Passion est un terme inapproprié. Quand Armand était apparu
dans sa vie, ou plutôt sur sa vie, tel un astre éclipsant tout le reste, elle
n’avait plus aucune passion avouable à mettre sur son CV. D’une certaine façon,
il monopolisait son énergie vitale, alors que l’inverse n’était pas vrai. Son
investissement était à sens unique. Elle en était consciente, mais trouvait leur
relation harmonieuse dans son asymétrie. Après tout, ils étaient tellement
différents. Trop différents ? Dans la façon dont Armand voyait des choses,
il n’y avait pas beaucoup de place pour la complémentarité.
Un jour, il est parti avec
Alice qui partageait sa passion pour les randonnées et qui partage désormais
bien davantage. Il avait d’ailleurs expliqué à Elsa qu’avec Alice, il avait beaucoup
plus de points communs. Il l’avait même démontré à l’aide des diagrammes de
Venn formant trois cercles de couleur : on y voyait clairement que les
cercles d’Armand et d’Elsa se touchaient à peine, alors que ceux d’Armand et
d’Alice formaient une très large intersection.
Leur connivence reposait
sur une base plus que solide. Bien plus solide qu’un passé commun. C’était
mathématique.
Elsa n’a pas fait de
scène, n’a pas essayé de le retenir. Quelque part, elle était bien préparée
pour le jour où il ne l’aimerait plus. Enfant, elle avait assimilé très tôt que
toutes les bonnes choses ont une fin et que pleurer ne sert à rien. À l’époque
déjà, elle savait d’instinct que rien n’est jamais acquis ; et pourtant,
la vie s’acharne toujours à lui en apporter des preuves, comme s’il en fallait
encore.
Ainsi, elle se croyait presque
guérie, ou du moins anesthésiée, jusqu’à ce moment où elle a découvert dans le
fil d’actualité d’Armand des photos de sa demande en mariage au sommet du Kilimandjaro.
C’est à partir de cet
instant que la vue des deux toiles abstraites dans le hall du musée, L’Ascension
et Le Sommet, lui est devenue insupportable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire