mercredi 19 mai 2021

Chapitre 3

 

Avant la déchéance, elle ne se voyait pas en train d’errer, au petit matin, dans ces longs couloirs dépouillés à la recherche d’une salle de formation. Très longtemps, elle vivait entourée de gens heureux. Enfin, pour la plupart. Peu importe qu’ils arrivent en limousine, à moto ou à trottinette (toujours une pour deux, au risque de se faire verbaliser). Des couples bien assortis ou totalement improbables, enlacés ou se tenant la main, célébrant la lune de miel dans la ville des amoureux. Des amants bravant les interdits et les préjugés pour accomplir un rite initiatique sur les traces de Daphnis et Chloé, d’Héloïse et Abélard, de Paul et Virginie. Des jeunes mariés faisant un saut rapide entre une session de photos sous la Tour Eiffel et un passage obligé sur le pont des Arts pour accrocher les cadenas. Des apprentis de la tendresse, des explorateurs de la passion, des vigiles de la fidélité. Quelquefois, c’étaient des groupes, rarement des personnes seules.

Pauvres égarés, dépareillés, incomplets… En ce lieu où l’amour régnait en maître, ils ne voyaient que le kitsch, le faux-semblant, les stéréotypes à la place des archétypes. Ils faisaient de la figuration sur les bancs stylisés de la Gloriette, cette pièce maîtresse, ce clou de la visite au décor d’opéra. Là où on venait écouter les roulades de rossignol au clair de lune, au beau milieu d’une allée de tilleuls centenaires qui se perdait au loin.

D’ailleurs, après sa séparation d’avec Armand, Elsa se demandait si son rôle de prêtresse dans ce temple était encore légitime. Il y a d’autres questions qu’elle s’est mise à poser à ce moment-là, jusqu’à cette question ultime qui revient encore et encore : l’amour immuable et éternel, a-t-il sa place uniquement dans un endroit secret, préservé et définitivement fermé aux visiteurs, aux dernières nouvelles ?

— Mais évidemment, puisqu’il s’agit de l’amour céleste qui n’existe pas sur terre, avait tranché Florence.

Difficile de la contredire face à ces gens tombés du lit qui griffonnent à la hâte leur prénom sur une feuille de papier. En voyant leurs visages maussades ou inquiets, on devine qu’ils ne sont pas venus pour une partie de plaisir. Des copains d’infortune désœuvrés par définition, mais censés être disponibles et joignables à tout moment. Voilà pourquoi l’atelier commence par une altercation entre Benoît qui n’accepte pas de mettre son portable en mode vibreur et la formatrice, une dame d’un certain âge au style autoritaire de maîtresse du primaire. D’une voix stridente, elle enseigne la recherche d’emploi comme on enseigne les bonnes manières.

— Gare au CV bâclé, dit-elle, gare à l’absence de méthode. Pour la mise en page, retenez la règle CCLASS : claire, cohérente, lisible, attractive, soignée et structurée. Après tout, le CV, c’est votre carte de visite (ce qui ne vous empêche pas d’en avoir plusieurs pour différentes occasions). Et comme une carte de visite, il doit tenir sur une page.

— Enfin, la carte de visite, c’est plutôt recto-verso, intervient Pierre au profil « cadre supérieur ».

— On voit tout de suite un ingénieur, rétorque la formatrice avec un sourire tendu, après un coup d’œil rapide sur la feuille de présence. À vous de résoudre le problème. Cachez-moi ce verso… avant qu’il ne devienne le revers de la médaille.

— C’est impossible, argue Benoît en réprimant un bâillement. Moi, j’ai 57 ans. Pour que mon CV tienne sur une page, il faudrait que je supprime la moitié de mes postes. Ou que j’écrive tout petit…

— Dans certains cas, on peut remplacer les mots par des dessins pour économiser de la place, dit la formatrice. Par exemple, des petits ronds remplis à moitié ou à trois-quarts donnent une bonne idée de votre niveau de compétences.

— Autant écrire tout en smiley, s’insurge Benoit, décidé à faire le malin. D’ailleurs, certains le font déjà.

— Il faudrait savoir comment ils vont lire ce CV, réagit une jeune fille brune en pull blanc qui se présente comme Léa. S’ils le lisent à l’écran, ils pourront zoomer sans problème. Par contre s’ils l’impriment, ils ne vont pas chercher une loupe. Alors votre carte de visite ira directement à la poubelle.

— Aujourd’hui, la plupart des recruteurs lisent les CV sur leur téléphone portable, tranche la formatrice. Et ils n’ont que 31 secondes à y consacrer. Ils sont très sélectifs, alors soyez-le aussi. Sachez également qu’il vaut mieux postuler le mardi et mercredi matin, c’est là que votre candidature a plus de chance d’être consultée.

— Est qu’est-ce qu’on fait les autres jours ? demande Léa.

Deux femmes assises côte à côte s’esclaffent de rire. Elles s’appellent Marie-Hélène et Marie-Lise et portent le vernis de la même couleur. Il s’avère qu’elles sont mère et fille, toutes les deux décoratrices. Elles postulent aux mêmes offres d’emploi et reçoivent la plupart du temps la même réponse d’usage : « Après avoir examiné avec le plus grand soin… et sans remettre en cause… ce que nous regrettons vivement… et vous souhaitons bonne chance ».

Selon la formatrice, cette constellation est de bon augure puisqu’elles peuvent mutualiser leurs recherches sans jamais entrer en concurrence grâce à leurs profils complémentaires.

— Il suffit juste de multiplier les signes distinctifs dans votre CV, explique-t-elle. Adoptez un code couleur, mettez en valeur ce qui vous sépare. Plus vos profils sont différents, plus il y a de chances qu’au moins l’un des deux colle au poste.

Une fois les tensions œdipiennes apaisées, elle passe à la partie pratique, car « rien de tel qu’une bonne relecture collective ». En tout cas, c’est le meilleur moyen de réveiller les somnolents et de rallier les dissipés. Chaque CV est affiché à l’écran et passé au crible par le groupe avant l’ultime coup de grâce porté par la formatrice. Entre Pierre qui a écrit son nom en caractères surdimensionnés, Marie-Lise qui a mis « Aucune » dans la rubrique Langues et Marie-Hélène qui a soigné la forme au détriment du contenu, tout le monde en prend pour son grade. Sans parler de Benoît contraint à réduire sa longue carrière à quelques épisodes saillants.

Lorsque son tour arrive, Elsa se recroqueville sur sa chaise.

— Elsa, vous avez mis « 26 ans d’expérience » dans l’accroche, dit la formatrice.

— C’est la vérité.

— Je n’en doute pas. Mais c’est beaucoup.

— J’ai toujours entendu dire qu’il faut éviter l’approximation dans le CV. En indiquant les chiffres et les scores précis, explique Elsa.

— Sauf quand il s’agit d’un de ces chiffres qui vont au-delà du raisonnable et du recommandable. Surtout pour le poste que vous visez.

— On peut mettre « une solide expérience », suggère Pierre.

— Exact, ou « expérience réelle », valide la formatrice. D’autre part, vous n’avez indiqué ni votre âge ni votre date de naissance. C’est un oubli ou… c’est voulu ?

— C’est pour que vous puissiez citer mon cas, rétorque Elsa, saisissant l’occasion d’être initiée aux subtilités du camouflage.

Dans d’autres circonstances, elle dirait qu’elle a l’âge d’Ingrid Bergman dans Aimez-vous Brahms… Mais pas ici. Surtout pas.

— Alors c’est réussi, ironise la formatrice. Et qu’en pensent les autres ?

— La quarantaine bien entamée, je dirais, tente Marie-Hélène. Mais je ne suis pas forte en devinettes.

— Je pense qu’Elsa a raison, dit Léa. À partir d’un certain âge, ces infos peuvent clairement porter préjudice.

Benoît n’est pas du tout de cet avis.

— À la place du recruteur, je me demanderais pourquoi elle a envie de cacher son âge, rouspète-t-il s’agitant sur son siège. Moi, j’ai 57 ans et je n’en ai pas honte. C’est comme les cheveux blancs ou la calvitie. Plus on les dissimule, plus ça devient pathétique.

— Disons que cela peut provoquer des malentendus et des questions supplémentaires, tranche la formatrice. Et de toute façon, la question de l’âge se posera tôt ou tard. Même si elle est plus épineuse pour une femme que pour un homme… N’hésitez donc pas à préparer un petit argumentaire sur les atouts de la maturité.

Elsa pressent qu’il lui faudra bientôt plus qu’un argumentaire pour se prémunir contre les gens qui ont décidé d’être désagréables.

— Une petite sélection de photos des stars qui posent en bikini à 60 ans, ça devrait pouvoir se trouver, intervient Léa en attrapant son téléphone.

Sans la gratifier d’un regard, la formatrice poursuit son réquisitoire.

— Autre chose : vous avez indiqué « musique, cinéma et lecture » parmi vos centres d’intérêt.

— Ce n’est pas très original, trouve Marie-Lise, toujours froissée d’avoir été citée en exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

— Un peu léger même, confirme Benoit, histoire d’en rajouter une couche.

— En même temps, c’est mieux que le shopping ou la télé, relativise Léa.

— Vous préférez la chasse et le poker ? renchérit Pierre.

— Cette rubrique est à prendre au sérieux, dit la formatrice d’un ton péremptoire. Rien de pire qu’une personne creuse, inculte et sans passion. Mais il vaut mieux indiquer une activité sportive ou artistique qu’on pratique de manière active. Comme aviron ou peinture sur porcelaine. Ou encore un engagement bénévole en rapport avec le poste.

— Et le saut en hauteur, c’est bien ? demande Quentin, un jeune homme hirsute qui ne s’est pas beaucoup exprimé jusqu’à présent.

— C’est parfait, approuve la formatrice. Surtout si vous faites des compétitions.

— Et au pire, ça peut servir dans le métro quand on n’a pas de ticket, se marre Benoît.

À la fin de l’atelier, Léa interpelle Elsa avant que celle-ci n’ait le temps de s’éclipser.

— Je n’ai pas osé vous demander devant tout le monde, dit Léa en la fixant de ses grands yeux de tragédienne. Mais j’ai cru comprendre que vous êtes aussi célibataire sans enfants. Est-ce que vous pensez que c’est un point positif pour le CV ?

— J’en suis sûre, confirme Elsa. Il faut bien que ce soit un point positif quelque part.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Chapitre 1

  — Si je comprends bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère. — Oui, pendant 26 ans. — Toujou...