Avant la déchéance, elle ne
se voyait pas en train d’errer, au petit matin, dans ces longs couloirs
dépouillés à la recherche d’une salle de formation. Très longtemps, elle vivait
entourée de gens heureux. Enfin, pour la plupart. Peu importe qu’ils arrivent
en limousine, à moto ou à trottinette (toujours une pour deux, au risque de se
faire verbaliser). Des couples bien assortis ou totalement improbables, enlacés
ou se tenant la main, célébrant la lune de miel dans la ville des amoureux. Des
amants bravant les interdits et les préjugés pour accomplir un rite initiatique
sur les traces de Daphnis et Chloé, d’Héloïse et Abélard, de Paul et Virginie.
Des jeunes mariés faisant un saut rapide entre une session de photos sous la
Tour Eiffel et un passage obligé sur le pont des Arts pour accrocher les
cadenas. Des apprentis de la tendresse, des explorateurs de la passion, des
vigiles de la fidélité. Quelquefois, c’étaient des groupes, rarement des
personnes seules.
Pauvres égarés,
dépareillés, incomplets… En ce lieu où l’amour régnait en maître, ils ne
voyaient que le kitsch, le faux-semblant, les stéréotypes à la place des
archétypes. Ils faisaient de la figuration sur les bancs stylisés de la
Gloriette, cette pièce maîtresse, ce clou de la visite au décor d’opéra. Là où
on venait écouter les roulades de rossignol au clair de lune, au beau milieu d’une
allée de tilleuls centenaires qui se perdait au loin.
D’ailleurs, après sa
séparation d’avec Armand, Elsa se demandait si son rôle de prêtresse dans ce
temple était encore légitime. Il y a d’autres questions qu’elle s’est mise à
poser à ce moment-là, jusqu’à cette question ultime qui revient encore et encore
: l’amour immuable et éternel, a-t-il sa place uniquement dans un endroit secret,
préservé et définitivement fermé aux visiteurs, aux dernières nouvelles ?
— Mais évidemment,
puisqu’il s’agit de l’amour céleste qui n’existe pas sur terre, avait tranché
Florence.
Difficile de la
contredire face à ces gens tombés du lit qui griffonnent à la hâte leur prénom sur
une feuille de papier. En voyant leurs visages maussades ou inquiets, on devine
qu’ils ne sont pas venus pour une partie de plaisir. Des copains d’infortune
désœuvrés par définition, mais censés être disponibles et joignables à tout
moment. Voilà pourquoi l’atelier commence par une altercation entre Benoît qui
n’accepte pas de mettre son portable en mode vibreur et la formatrice, une dame
d’un certain âge au style autoritaire de maîtresse du primaire. D’une voix
stridente, elle enseigne la recherche d’emploi comme on enseigne les bonnes
manières.
— Gare au CV bâclé,
dit-elle, gare à l’absence de méthode. Pour la mise en page, retenez la règle
CCLASS : claire, cohérente, lisible,
attractive, soignée et structurée. Après tout, le CV, c’est
votre carte de visite (ce qui ne vous empêche pas d’en avoir plusieurs pour
différentes occasions). Et comme une carte de visite, il doit tenir sur une
page.
— Enfin, la carte de
visite, c’est plutôt recto-verso, intervient Pierre au profil « cadre supérieur ».
— On voit tout de
suite un ingénieur, rétorque la formatrice avec un sourire tendu, après un coup
d’œil rapide sur la feuille de présence. À vous de résoudre le problème.
Cachez-moi ce verso… avant qu’il ne devienne le revers de la médaille.
— C’est impossible, argue
Benoît en réprimant un bâillement. Moi, j’ai 57 ans. Pour que mon CV tienne sur
une page, il faudrait que je supprime la moitié de mes postes. Ou que j’écrive
tout petit…
— Dans certains cas,
on peut remplacer les mots par des dessins pour économiser de la place, dit la
formatrice. Par exemple, des petits ronds remplis à moitié ou à trois-quarts
donnent une bonne idée de votre niveau de compétences.
— Autant écrire tout
en smiley, s’insurge Benoit, décidé à faire le malin. D’ailleurs, certains le
font déjà.
— Il faudrait savoir
comment ils vont lire ce CV, réagit une jeune fille brune en pull blanc qui se
présente comme Léa. S’ils le lisent à l’écran, ils pourront zoomer sans
problème. Par contre s’ils l’impriment, ils ne vont pas chercher une loupe.
Alors votre carte de visite ira directement à la poubelle.
— Aujourd’hui, la
plupart des recruteurs lisent les CV sur leur téléphone portable, tranche la
formatrice. Et ils n’ont que 31 secondes à y consacrer. Ils sont très
sélectifs, alors soyez-le aussi. Sachez également qu’il vaut mieux postuler le
mardi et mercredi matin, c’est là que votre candidature a plus de chance d’être
consultée.
— Est qu’est-ce
qu’on fait les autres jours ? demande Léa.
Deux femmes assises côte
à côte s’esclaffent de rire. Elles s’appellent Marie-Hélène et Marie-Lise et portent
le vernis de la même couleur. Il s’avère qu’elles sont mère et fille, toutes
les deux décoratrices. Elles postulent aux mêmes offres d’emploi et reçoivent
la plupart du temps la même réponse d’usage : « Après avoir examiné
avec le plus grand soin… et sans remettre en cause… ce que nous regrettons
vivement… et vous souhaitons bonne chance ».
Selon la formatrice,
cette constellation est de bon augure puisqu’elles peuvent mutualiser leurs
recherches sans jamais entrer en concurrence grâce à leurs profils
complémentaires.
— Il suffit juste de
multiplier les signes distinctifs dans votre CV, explique-t-elle. Adoptez un
code couleur, mettez en valeur ce qui vous sépare. Plus vos profils sont
différents, plus il y a de chances qu’au moins l’un des deux colle au poste.
Une fois les tensions
œdipiennes apaisées, elle passe à la partie pratique, car « rien de tel
qu’une bonne relecture collective ». En tout cas, c’est le meilleur moyen
de réveiller les somnolents et de rallier les dissipés. Chaque CV est affiché à
l’écran et passé au crible par le groupe avant l’ultime coup de grâce porté par
la formatrice. Entre Pierre qui a écrit son nom en caractères surdimensionnés,
Marie-Lise qui a mis « Aucune » dans la rubrique Langues et
Marie-Hélène qui a soigné la forme au détriment du contenu, tout le monde en
prend pour son grade. Sans parler de Benoît contraint à réduire sa longue
carrière à quelques épisodes saillants.
Lorsque son tour arrive,
Elsa se recroqueville sur sa chaise.
— Elsa, vous avez
mis « 26 ans d’expérience » dans l’accroche, dit la formatrice.
— C’est la vérité.
— Je n’en doute pas.
Mais c’est beaucoup.
— J’ai toujours
entendu dire qu’il faut éviter l’approximation dans le CV. En indiquant les
chiffres et les scores précis, explique Elsa.
— Sauf quand il
s’agit d’un de ces chiffres qui vont au-delà du raisonnable et du recommandable.
Surtout pour le poste que vous visez.
— On peut mettre « une
solide expérience », suggère Pierre.
— Exact, ou « expérience
réelle », valide la formatrice. D’autre part, vous n’avez indiqué ni votre
âge ni votre date de naissance. C’est un oubli ou… c’est voulu ?
— C’est pour que
vous puissiez citer mon cas, rétorque Elsa, saisissant l’occasion d’être
initiée aux subtilités du camouflage.
Dans d’autres
circonstances, elle dirait qu’elle a l’âge d’Ingrid Bergman dans Aimez-vous
Brahms… Mais pas ici. Surtout pas.
— Alors c’est réussi,
ironise la formatrice. Et qu’en pensent les autres ?
— La quarantaine
bien entamée, je dirais, tente Marie-Hélène. Mais je ne suis pas forte en
devinettes.
— Je pense qu’Elsa a
raison, dit Léa. À partir d’un certain âge, ces infos peuvent clairement porter
préjudice.
Benoît n’est pas du tout de
cet avis.
— À la place du
recruteur, je me demanderais pourquoi elle a envie de cacher son âge, rouspète-t-il
s’agitant sur son siège. Moi, j’ai 57 ans et je n’en ai pas honte. C’est comme
les cheveux blancs ou la calvitie. Plus on les dissimule, plus ça devient
pathétique.
— Disons que cela
peut provoquer des malentendus et des questions supplémentaires, tranche la
formatrice. Et de toute façon, la question de l’âge se posera tôt ou tard. Même
si elle est plus épineuse pour une femme que pour un homme… N’hésitez donc pas
à préparer un petit argumentaire sur les atouts de la maturité.
Elsa pressent qu’il lui
faudra bientôt plus qu’un argumentaire pour se prémunir contre les gens qui ont décidé d’être désagréables.
— Une petite sélection de photos des stars qui posent en
bikini à 60 ans, ça devrait pouvoir se trouver, intervient Léa en attrapant son
téléphone.
Sans la
gratifier d’un regard, la formatrice poursuit son réquisitoire.
— Autre chose :
vous avez indiqué « musique, cinéma et lecture » parmi vos centres
d’intérêt.
— Ce n’est pas très
original, trouve Marie-Lise, toujours froissée d’avoir été citée en exemple de
ce qu’il ne faut pas faire.
— Un peu léger même,
confirme Benoit, histoire d’en rajouter une couche.
— En même temps,
c’est mieux que le shopping ou la télé, relativise Léa.
— Vous préférez la
chasse et le poker ? renchérit Pierre.
— Cette rubrique est
à prendre au sérieux, dit la formatrice d’un ton péremptoire. Rien de pire
qu’une personne creuse, inculte et sans passion. Mais il vaut mieux indiquer
une activité sportive ou artistique qu’on pratique de manière active. Comme
aviron ou peinture sur porcelaine. Ou encore un engagement bénévole en rapport
avec le poste.
— Et le saut en
hauteur, c’est bien ? demande Quentin, un jeune homme hirsute qui ne s’est
pas beaucoup exprimé jusqu’à présent.
— C’est parfait,
approuve la formatrice. Surtout si vous faites des compétitions.
— Et au pire, ça
peut servir dans le métro quand on n’a pas de ticket, se marre Benoît.
À la fin de l’atelier, Léa
interpelle Elsa avant que celle-ci n’ait le temps de s’éclipser.
— Je n’ai pas osé
vous demander devant tout le monde, dit Léa en la fixant de ses grands yeux de
tragédienne. Mais j’ai cru comprendre que vous êtes aussi célibataire sans
enfants. Est-ce que vous pensez que c’est un point positif pour le CV ?
— J’en suis sûre, confirme
Elsa. Il faut bien que ce soit un point positif quelque part.