mercredi 19 mai 2021

Chapitre 1

 

— Si je comprends bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère.

— Oui, pendant 26 ans.

— Toujours à la billetterie ?

— Pas seulement. Je m’occupais aussi du vestiaire et des caméras de surveillance. Et pendant les heures creuses, je mettais à jour le site ou préparais les événements.

— Vous étiez polyvalente, conclut la conseillère.

— Et multitâche. Disons que je n’ai jamais trop chipoté, il fallait bien faire tourner la boutique.

— Mais votre cœur de métier, c’est quand même hôtesse de caisse ?

— Voilà. La vente de billets. Mon cœur et mon corps de métier.

Quelque chose chez cette femme fait penser à Elsa aux commissaires des séries policières françaises, celles qui achèvent trois enquêtes en une soirée. Son regard, peut-être. Ou plutôt ses intonations.

L’air concentré, la conseillère pianote sur le clavier en faisant dérouler les offres sur l’écran.

— Il n’y a pas de sites culturels à Paris qui recherchent des hôtesses de caisse en ce moment, annonce-t-elle. Avez-vous de l’expérience dans la grande distribution ?

Elsa essaie de s’imaginer lors d’une mise en rayon, puis assise à la caisse de l’épicerie du coin, face à une longue file de clients excédés par sa lenteur de novice.

— Non, dit-elle avec un soupir, je ne connais pas ce secteur. Dans le supermarché où je fais mes courses, il n’y a plus que des caisses automatiques. Mais je pourrais peut-être travailler en librairie…

Son interlocutrice se montre sceptique face à cette idée.

— Vous avez une formation de libraire ? Les recruteurs attendent que les candidats soient opérationnels. Enfin, on peut mettre « hôtesse » tout court comme emploi visé, concède-t-elle finalement, ça permettra d’élargir les recherches. Tout en restant dans le cadre du réalisable, bien sûr. La licence de lettres, c’est votre seul diplôme ?

Elsa répond par l’affirmative.

— Êtes-vous à l’aise avec les outils numériques ?

— Pourquoi vous me posez cette question ? S’occuper des antiquités et être l’une d’elles n’est pas forcément la même chose.

— Ne le prenez pas mal, dit la Commissaire comme elle dirait « S’il vous plaît, posez cette arme ». Un musée de l’amour, ce n’est pas très courant comme lieu de travail. Pas évident de remplir la grille des compétences, explique-t-elle pour justifier son interrogatoire. Et il y avait quoi dans ce musée… sans indiscrétion ?

— Des alliances, des faire-part, des mèches de cheveux, des photos de tatouages… Il y avait même « le gilet jaune de Werther » offert par Roland Barthes. C’est un collectionneur qui les avait rassemblés pendant plusieurs années, avant de fonder un musée privé.

Elle pense à cet homme passionné et à son projet pharaonique, un peu fou : revisiter l’Histoire de l’humanité sous un seul angle, celui de l’amour, mettant en scène ses romances, ses idylles et ses mélodrames. Un petit musée au cœur du Marais, caché entre une boulangerie et une horlogerie de luxe et connu surtout des touristes étrangers. Son sanctuaire, son observatoire, son cabinet philosophique. Un lieu chargé d’émotions et de souvenirs. Un lieu réservé désormais à quelques élus.

— Ah bon… je n’en avais jamais entendu parler, lance la conseillère avec indifférence. Pour quelle raison avez-vous mis fin à votre contrat ?

— J’ai été licenciée après le changement de direction.

Un semblant de compassion apparaît dans le regard de la Commissaire, en étrange contraste avec sa langue de bois.

— La recherche d’emploi, c’est un projet à part entière qui demande un investissement à temps plein, dit-elle. Et qui risque de s’avérer long et éprouvant, compte tenu de votre âge. D’autant que vous n’êtes pas un cas isolé, malheureusement. Le mieux pour vous serait de participer à l’atelier « Le CV, tremplin vers l’emploi ». Je vous inscris pour jeudi prochain. En attendant, vous pouvez commencer à cibler des entreprises en adéquation avec votre profil.

Une fois dans la rue, Elsa regarde de gros nuages qui s’assemblent comme des pièces de puzzle. « S’il pleut aujourd’hui, je trouverai quelque chose du premier coup », se dit-elle, prête à affronter les éléments.

Parfois, il suffit d’une goutte pour vous rendre euphorique. Rien de tel pour se remonter le moral que de petits paris idiots, surtout quand ils sont légèrement truqués.

Ce jour-là, elle rentrera trempée jusqu’aux os.

Chapitre 2

 

Non, elle n’avait jamais envisagé un tel final. Tout s’est enchaîné avec la mort de Monsieur Tessier et le rachat du musée par Leo Case, le magnat du X. Après la disparition de son fondateur, il semblait avoir perdu son âme, réduit en un curieux amas d’objets plus ou moins folkloriques. Des objets chargés d’histoire qui ont fait leur temps.

Pendant quelques semaines, Elsa a attendu un miracle. Il lui semblait que la déesse de l’amour allait venger cette profanation de son lieu de culte comme la redoutable Vénus d’Ille dans la nouvelle de Mérimée. Mais la divinité callipyge n’a pas bougé un membre pour punir ses ennemis et défendre ses protégés.

Si Elsa n’a pas préparé son atterrissage, c’est justement parce qu’elle n’a jamais envisagé la possibilité d’être éjectée d’un avion en détresse. Mais la transaction a eu lieu et son expulsion est bien réelle.

Chômeuse débutante, elle aimerait demander conseil à quelqu’un de plus expérimenté. Florence ? Non, Florence n’a pas connu le chômage, car elle est fonctionnaire. Manon non plus, car elle essaie de percer en freelance comme Youtubeuse et vendeuse à domicile. En revanche, Julie s’en souvient très bien.

— D’ailleurs, ça me manque un peu, surtout les entretiens, dit-elle. Rien de tel pour booster l’ego. Avec tous ces gens autour qui s’intéressent à nos moindres faits et gestes, on se sent comme une star en promotion.

Mieux que quiconque Julie sait qu’on n’est jamais à l’abri d’un licenciement, même après tant d’années de bons et loyaux services. Voilà pourquoi elle a toujours préféré prendre les devants (d’ailleurs, avec ses deux maris, c’était presque pareil). Et comme elle a trouvé un nouveau poste en deux temps trois mouvements, elle est sûre qu’Elsa non plus n’aura aucun mal à rebondir.

— Commence par regarder les offres avant de faire ton CV, dit-elle. Il faut toujours s’adapter au marché. Tu as déjà des pistes ou pas ? T’inquiète pas, Zaza, ça va venir. Tu es une vraie pro, une bosseuse. Et polyglotte avec ça. Je croise les doigts.

Sur ce point-là, Julie a raison : Elsa a fait ses preuves dans le métier. D’ailleurs, Monsieur Tessier l’appréciait beaucoup. Ce n’est pas par hasard qu’il disait : « Vous êtes plus qu’une employée, Elsa. Vous êtes un monument ».

Dans la bouche d’un collectionneur, c’est plutôt flatteur, pas juste une façon gentille de noter qu’elle faisait partie du paysage. Il disait monument comme les autres disent celle qui gère.

Un monument déboulonné et quelque peu déboussolé par le retour brutal à la case départ, il faut l’admettre.

En tapant le mot hôtesse dans le moteur de recherche, elle fait apparaître les dernières offres d’emploi. Une annonce en gros caractères d’une enseigne mondialement connue propose une fantastique opportunité pour les personnes parlant couramment anglais. Le poste est payé au Smic, mais situé dans « la belle capitale française, célèbre pour son art, sa mode, sa gastronomie et sa culture ». Très vite, Elsa constate une étrange corrélation entre les bas salaires et le nombre de langues étrangères exigé dans les annonces.

Pour la première fois de sa vie, elle découvre le marché du travail et sa farandole d’opportunités déclinées par thèmes et variations. En effet, il y a tout ce qu’il faut pour multiplier les pistes : elle devrait pouvoir trouver sa place au sein de cette immense armée battant le rappel. On recherche des hôtesses de vente, des hôtesses d’accueil, des hôtesses dans l’évènementiel, et même des hôtesses mannequins en soirée faisant 1,75 mètres minimum. « Autant mettre les mensurations complètes », pense Elsa. Elle qui il y a très peu de temps, encore, croyait avoir franchi une étape où elle pourrait s’autoriser à être elle-même en toute circonstance. C’est-à-dire bien plus qu’une belle chose bien proportionnée qui sert à divertir le monde.

La plupart des offres s’adressent à des jeunes diplômées. D’autres précisent qu’au-delà du diplôme, c'est la personnalité des candidates qui fera la différence. Curieusement, près d’un tiers parlent d’une mission au lieu d’un poste. Les missions, ça sent la précarité, mais Elsa s’interdit d’être trop sélective.

Elle réalise qu’elle n’a pas grand-chose à mettre dans son CV. Son parcours est long certes, mais pas spécialement riche en expériences ni en réalisations chiffrées.

« Le musée, ça pue la mort », avait dit un personnage de cinéma. Ce qui est d’autant plus vrai pour un musée qui est au point mort depuis un moment, tout comme ça vie professionnelle et sa vie sentimentale. Il lui faut bien choisir sa photo pour prouver qu’elle n’a rien d’une momie.

Après quelques tentatives de selfie ratées, elle prend une de ses photos de profil, un peu floue et pas très récente, mais qui semble correspondre à l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Elle fera l’affaire pour ses premiers envois encore hésitants dont elle n’espère pas grand-chose. Pour l’instant, ce n’est qu’un échauffement. Il lui faudra attendre l’atelier de jeudi pour rectifier le tir et procéder dans les règles de l’art.

Le présentateur du journal de 20 heures annonce que les intentions d’embauche des entreprises françaises sont de nouveau en baisse. L’exemple d’une PME à l’appui, il montre que les employeurs deviennent de plus en plus frileux de peur de miser sur le mauvais cheval. Il passe ensuite aux sujets culturels, dont cette exposition d’art abstrait au Palais de Tokyo. Comme un rappel du démantèlement y apparaissent deux tableaux qu’Elsa connaît bien : L’Ascension et Le Sommet de l’artiste coréen Deng Deng. Monsieur Tessier était très fier de cette trouvaille. Il les avait dégotés aux enchères il y a quelques années, avant de les accrocher face au poste d’accueil.

À l’époque, Elsa avait mis un certain temps à accepter ce changement de décor. Mais elle avait fini par s’y accommoder tant bien que mal, puis par y trouver une source d’évasion, laissant libre cours à la rêverie.

Chapitre 3

 

Avant la déchéance, elle ne se voyait pas en train d’errer, au petit matin, dans ces longs couloirs dépouillés à la recherche d’une salle de formation. Très longtemps, elle vivait entourée de gens heureux. Enfin, pour la plupart. Peu importe qu’ils arrivent en limousine, à moto ou à trottinette (toujours une pour deux, au risque de se faire verbaliser). Des couples bien assortis ou totalement improbables, enlacés ou se tenant la main, célébrant la lune de miel dans la ville des amoureux. Des amants bravant les interdits et les préjugés pour accomplir un rite initiatique sur les traces de Daphnis et Chloé, d’Héloïse et Abélard, de Paul et Virginie. Des jeunes mariés faisant un saut rapide entre une session de photos sous la Tour Eiffel et un passage obligé sur le pont des Arts pour accrocher les cadenas. Des apprentis de la tendresse, des explorateurs de la passion, des vigiles de la fidélité. Quelquefois, c’étaient des groupes, rarement des personnes seules.

Pauvres égarés, dépareillés, incomplets… En ce lieu où l’amour régnait en maître, ils ne voyaient que le kitsch, le faux-semblant, les stéréotypes à la place des archétypes. Ils faisaient de la figuration sur les bancs stylisés de la Gloriette, cette pièce maîtresse, ce clou de la visite au décor d’opéra. Là où on venait écouter les roulades de rossignol au clair de lune, au beau milieu d’une allée de tilleuls centenaires qui se perdait au loin.

D’ailleurs, après sa séparation d’avec Armand, Elsa se demandait si son rôle de prêtresse dans ce temple était encore légitime. Il y a d’autres questions qu’elle s’est mise à poser à ce moment-là, jusqu’à cette question ultime qui revient encore et encore : l’amour immuable et éternel, a-t-il sa place uniquement dans un endroit secret, préservé et définitivement fermé aux visiteurs, aux dernières nouvelles ?

— Mais évidemment, puisqu’il s’agit de l’amour céleste qui n’existe pas sur terre, avait tranché Florence.

Difficile de la contredire face à ces gens tombés du lit qui griffonnent à la hâte leur prénom sur une feuille de papier. En voyant leurs visages maussades ou inquiets, on devine qu’ils ne sont pas venus pour une partie de plaisir. Des copains d’infortune désœuvrés par définition, mais censés être disponibles et joignables à tout moment. Voilà pourquoi l’atelier commence par une altercation entre Benoît qui n’accepte pas de mettre son portable en mode vibreur et la formatrice, une dame d’un certain âge au style autoritaire de maîtresse du primaire. D’une voix stridente, elle enseigne la recherche d’emploi comme on enseigne les bonnes manières.

— Gare au CV bâclé, dit-elle, gare à l’absence de méthode. Pour la mise en page, retenez la règle CCLASS : claire, cohérente, lisible, attractive, soignée et structurée. Après tout, le CV, c’est votre carte de visite (ce qui ne vous empêche pas d’en avoir plusieurs pour différentes occasions). Et comme une carte de visite, il doit tenir sur une page.

— Enfin, la carte de visite, c’est plutôt recto-verso, intervient Pierre au profil « cadre supérieur ».

— On voit tout de suite un ingénieur, rétorque la formatrice avec un sourire tendu, après un coup d’œil rapide sur la feuille de présence. À vous de résoudre le problème. Cachez-moi ce verso… avant qu’il ne devienne le revers de la médaille.

— C’est impossible, argue Benoît en réprimant un bâillement. Moi, j’ai 57 ans. Pour que mon CV tienne sur une page, il faudrait que je supprime la moitié de mes postes. Ou que j’écrive tout petit…

— Dans certains cas, on peut remplacer les mots par des dessins pour économiser de la place, dit la formatrice. Par exemple, des petits ronds remplis à moitié ou à trois-quarts donnent une bonne idée de votre niveau de compétences.

— Autant écrire tout en smiley, s’insurge Benoit, décidé à faire le malin. D’ailleurs, certains le font déjà.

— Il faudrait savoir comment ils vont lire ce CV, réagit une jeune fille brune en pull blanc qui se présente comme Léa. S’ils le lisent à l’écran, ils pourront zoomer sans problème. Par contre s’ils l’impriment, ils ne vont pas chercher une loupe. Alors votre carte de visite ira directement à la poubelle.

— Aujourd’hui, la plupart des recruteurs lisent les CV sur leur téléphone portable, tranche la formatrice. Et ils n’ont que 31 secondes à y consacrer. Ils sont très sélectifs, alors soyez-le aussi. Sachez également qu’il vaut mieux postuler le mardi et mercredi matin, c’est là que votre candidature a plus de chance d’être consultée.

— Est qu’est-ce qu’on fait les autres jours ? demande Léa.

Deux femmes assises côte à côte s’esclaffent de rire. Elles s’appellent Marie-Hélène et Marie-Lise et portent le vernis de la même couleur. Il s’avère qu’elles sont mère et fille, toutes les deux décoratrices. Elles postulent aux mêmes offres d’emploi et reçoivent la plupart du temps la même réponse d’usage : « Après avoir examiné avec le plus grand soin… et sans remettre en cause… ce que nous regrettons vivement… et vous souhaitons bonne chance ».

Selon la formatrice, cette constellation est de bon augure puisqu’elles peuvent mutualiser leurs recherches sans jamais entrer en concurrence grâce à leurs profils complémentaires.

— Il suffit juste de multiplier les signes distinctifs dans votre CV, explique-t-elle. Adoptez un code couleur, mettez en valeur ce qui vous sépare. Plus vos profils sont différents, plus il y a de chances qu’au moins l’un des deux colle au poste.

Une fois les tensions œdipiennes apaisées, elle passe à la partie pratique, car « rien de tel qu’une bonne relecture collective ». En tout cas, c’est le meilleur moyen de réveiller les somnolents et de rallier les dissipés. Chaque CV est affiché à l’écran et passé au crible par le groupe avant l’ultime coup de grâce porté par la formatrice. Entre Pierre qui a écrit son nom en caractères surdimensionnés, Marie-Lise qui a mis « Aucune » dans la rubrique Langues et Marie-Hélène qui a soigné la forme au détriment du contenu, tout le monde en prend pour son grade. Sans parler de Benoît contraint à réduire sa longue carrière à quelques épisodes saillants.

Lorsque son tour arrive, Elsa se recroqueville sur sa chaise.

— Elsa, vous avez mis « 26 ans d’expérience » dans l’accroche, dit la formatrice.

— C’est la vérité.

— Je n’en doute pas. Mais c’est beaucoup.

— J’ai toujours entendu dire qu’il faut éviter l’approximation dans le CV. En indiquant les chiffres et les scores précis, explique Elsa.

— Sauf quand il s’agit d’un de ces chiffres qui vont au-delà du raisonnable et du recommandable. Surtout pour le poste que vous visez.

— On peut mettre « une solide expérience », suggère Pierre.

— Exact, ou « expérience réelle », valide la formatrice. D’autre part, vous n’avez indiqué ni votre âge ni votre date de naissance. C’est un oubli ou… c’est voulu ?

— C’est pour que vous puissiez citer mon cas, rétorque Elsa, saisissant l’occasion d’être initiée aux subtilités du camouflage.

Dans d’autres circonstances, elle dirait qu’elle a l’âge d’Ingrid Bergman dans Aimez-vous Brahms… Mais pas ici. Surtout pas.

— Alors c’est réussi, ironise la formatrice. Et qu’en pensent les autres ?

— La quarantaine bien entamée, je dirais, tente Marie-Hélène. Mais je ne suis pas forte en devinettes.

— Je pense qu’Elsa a raison, dit Léa. À partir d’un certain âge, ces infos peuvent clairement porter préjudice.

Benoît n’est pas du tout de cet avis.

— À la place du recruteur, je me demanderais pourquoi elle a envie de cacher son âge, rouspète-t-il s’agitant sur son siège. Moi, j’ai 57 ans et je n’en ai pas honte. C’est comme les cheveux blancs ou la calvitie. Plus on les dissimule, plus ça devient pathétique.

— Disons que cela peut provoquer des malentendus et des questions supplémentaires, tranche la formatrice. Et de toute façon, la question de l’âge se posera tôt ou tard. Même si elle est plus épineuse pour une femme que pour un homme… N’hésitez donc pas à préparer un petit argumentaire sur les atouts de la maturité.

Elsa pressent qu’il lui faudra bientôt plus qu’un argumentaire pour se prémunir contre les gens qui ont décidé d’être désagréables.

— Une petite sélection de photos des stars qui posent en bikini à 60 ans, ça devrait pouvoir se trouver, intervient Léa en attrapant son téléphone.

Sans la gratifier d’un regard, la formatrice poursuit son réquisitoire.

— Autre chose : vous avez indiqué « musique, cinéma et lecture » parmi vos centres d’intérêt.

— Ce n’est pas très original, trouve Marie-Lise, toujours froissée d’avoir été citée en exemple de ce qu’il ne faut pas faire.

— Un peu léger même, confirme Benoit, histoire d’en rajouter une couche.

— En même temps, c’est mieux que le shopping ou la télé, relativise Léa.

— Vous préférez la chasse et le poker ? renchérit Pierre.

— Cette rubrique est à prendre au sérieux, dit la formatrice d’un ton péremptoire. Rien de pire qu’une personne creuse, inculte et sans passion. Mais il vaut mieux indiquer une activité sportive ou artistique qu’on pratique de manière active. Comme aviron ou peinture sur porcelaine. Ou encore un engagement bénévole en rapport avec le poste.

— Et le saut en hauteur, c’est bien ? demande Quentin, un jeune homme hirsute qui ne s’est pas beaucoup exprimé jusqu’à présent.

— C’est parfait, approuve la formatrice. Surtout si vous faites des compétitions.

— Et au pire, ça peut servir dans le métro quand on n’a pas de ticket, se marre Benoît.

À la fin de l’atelier, Léa interpelle Elsa avant que celle-ci n’ait le temps de s’éclipser.

— Je n’ai pas osé vous demander devant tout le monde, dit Léa en la fixant de ses grands yeux de tragédienne. Mais j’ai cru comprendre que vous êtes aussi célibataire sans enfants. Est-ce que vous pensez que c’est un point positif pour le CV ?

— J’en suis sûre, confirme Elsa. Il faut bien que ce soit un point positif quelque part.

Chapitre 4

 

« Un investissement à temps plein », avait dit la conseillère. Mais aussi l’oisiveté forcée et la galère stérile, à durée indéterminée (voilà une notion qui pour une fois n’a rien de rassurant). Drôle de besogne sans contrat, sans horaires et sans vacances, malgré un semblant de régularité. De longues journées passées à douter, à pester, à remâcher et à se morfondre. À tourner en rond, en attendant qu’un recruteur morde à l’hameçon.

Sans relâche, Elsa envoie de nouvelles candidatures mettant en avant son aisance relationnelle, sa bonne présentation, son art de doser bienveillance et vigilance. Elle se sent d’emblée parfaitement préparée pour l’exécution de nombreuses tâches comme la distribution des badges, la gestion des taxis et des coursiers, l’émargement et l’embasement.

Côté loisirs, ça se présente moins bien. Lecture, cinéma, musique. En effet, ce n’est pas très original. Comme la grande majorité des gens, elle s’intéresse à un tas de choses sans en faire tout un plat. On appelle ça touche-à-tout lorsqu’il s’agit de quelqu’un de célèbre et dilettante dans le cas d’un anonyme.

Passion est un terme inapproprié. Quand Armand était apparu dans sa vie, ou plutôt sur sa vie, tel un astre éclipsant tout le reste, elle n’avait plus aucune passion avouable à mettre sur son CV. D’une certaine façon, il monopolisait son énergie vitale, alors que l’inverse n’était pas vrai. Son investissement était à sens unique. Elle en était consciente, mais trouvait leur relation harmonieuse dans son asymétrie. Après tout, ils étaient tellement différents. Trop différents ? Dans la façon dont Armand voyait des choses, il n’y avait pas beaucoup de place pour la complémentarité.

Un jour, il est parti avec Alice qui partageait sa passion pour les randonnées et qui partage désormais bien davantage. Il avait d’ailleurs expliqué à Elsa qu’avec Alice, il avait beaucoup plus de points communs. Il l’avait même démontré à l’aide des diagrammes de Venn formant trois cercles de couleur : on y voyait clairement que les cercles d’Armand et d’Elsa se touchaient à peine, alors que ceux d’Armand et d’Alice formaient une très large intersection.

Leur connivence reposait sur une base plus que solide. Bien plus solide qu’un passé commun. C’était mathématique.

Elsa n’a pas fait de scène, n’a pas essayé de le retenir. Quelque part, elle était bien préparée pour le jour où il ne l’aimerait plus. Enfant, elle avait assimilé très tôt que toutes les bonnes choses ont une fin et que pleurer ne sert à rien. À l’époque déjà, elle savait d’instinct que rien n’est jamais acquis ; et pourtant, la vie s’acharne toujours à lui en apporter des preuves, comme s’il en fallait encore.

Ainsi, elle se croyait presque guérie, ou du moins anesthésiée, jusqu’à ce moment où elle a découvert dans le fil d’actualité d’Armand des photos de sa demande en mariage au sommet du Kilimandjaro.

C’est à partir de cet instant que la vue des deux toiles abstraites dans le hall du musée, L’Ascension et Le Sommet, lui est devenue insupportable.

Chapitre 5

 

Ce matin, Elsa trouve deux publicités dans sa boîte aux lettres. L’annonce d’un stage de théâtre, illustrée par l’image d’un jeune couple qui s’embrasse avec abandon, et un flyer du club des arts martiaux Bushido qui l’invite à « s’engager sur la voie du guerrier ». Les photos bien choisies mettent en valeur l’harmonie des mouvements associant équilibre, puissance et vitesse. Les petits textes explicatifs précisent que l’ensemble des disciplines permet de régler les problèmes calmement, mais efficacement. Des activités idéales pour celles et ceux qui cherchent à réparer les injustices tout en se défoulant. Quelques séances suffiraient pour apprendre à tomber sans se faire mal et assurer son périmètre de sécurité. Le perfectionnement permettrait ensuite d’atteindre un haut niveau de technicité, d’accéder à un système complexe de connaissances et de trouver une voie d’accomplissement spirituel. L’objectif ultime étant l’excellence, qui est le sens premier du mot Kung-Fu.

Au lieu de jeter le flyer dans la corbeille à papier à l’entrée de l’immeuble, Elsa décide de le garder. Elle, qui a horreur des conflits et des disputes, est tentée par l’expérience. Inutile d’en faire des tonnes façon stratège militaire ou nominée pour la meilleure scène de combat. Mais rien ne l’empêche d’intégrer quelques pratiques martiales dans son quotidien austère, comme le faisaient les moines de Shaolin.

À la réception du club, un jeune homme athlétique en tee-shirt moulant se fend d’un grand sourire, comme s’il l’attendait depuis des semaines.

— Bienvenue au dojo, dit-il. Pour commencer, je vous conseille l’aquaboxing. C’est la toute dernière tendance, un sport tonique exécuté dans l’eau et en musique. Une façon d’appréhender les arts martiaux sans risque de se blesser. La pratique régulière permet de faire travailler tous les muscles, le souffle, l’énergie, la coordination et la concentration. On peut même améliorer l’expérience grâce à un casque de réalité augmentée simulant l’approche des zombies.

Pourquoi pas, se dit Elsa. Après tout, ça permet d’éviter la transpiration. Et ce n’est pas plus ridicule que de nager avec une queue de poisson, comme le fait Manon. Ça peut même être amusant, à condition de ne pas poster les photos sur Instagram.

— Et pour aller plus loin, nous proposons des bracelets étanches qui permettent de vous mesurer virtuellement à votre entourage, renchérit le jeune homme. Vous verrez, ça rend l’entraînement encore plus ludique et interactif.

Que ne ferait-on pas pour passer des nuits calmes et des journées sereines ! Elle n’ose pas demander si la pratique régulière permet aussi de brûler les graisses. Faut-il attirer l’attention sur ce très léger surpoids ? En tout cas, ce sera le premier pas vers un mode de vie sain. Il est urgent qu’elle cache au fond du frigo la confiture d’abricots apportée par Florence, qu’elle cesse de demander la carte des desserts et de s’endormir devant la télé, car d’après une étude récente, cette mauvaise habitude nous fait prendre de l’embonpoint. Elle essayera d’ignorer les amuse-gueules qui la narguent avec indécence et arrêtera de cuisiner en mode mère de famille nombreuse. Le jour même elle s’achète, en plus d’attirail du guerrier aquatique, une mini-casserole en aluminium pour se concocter de petites portions sur-mesure.

Toutefois, elle prendra garde de ne pas s’infliger des privations trop sévères. En s’interdisant certaines choses, ne gagne-t-on pas légitimement le droit de s’autoriser telles autres à la place, en guise de compensation ?

Pour la première fois, elle se pose des questions quant aux « astuces » de « cette femme » qui à 60 ans semble en avoir 22 et de cette autre qui a perdu 15 kilos en 15 jours. C’est dommage qu’aucune de ces influenceuses et prescriptrices n’ait voulu partager une méthode de recherche d’emploi ultra-rapide et 100 % efficace. Alors Elsa n’a pas d’autre choix que de trouver ses propres stratagèmes.

Cela dit, sa priorité du moment, c’est de repousser les attaques des zombies. Une confrontation très réaliste qui semble plutôt bien lui réussir, malgré les courbatures des premières séances.

De toute façon, elle a déjà remporté haut la main sa première victoire : le droit d’ajouter les arts martiaux à la liste de ses loisirs. Sans renoncer aux sorties cinéma du vendredi soir avec Julie. Petit à petit, c’est devenu un rituel hebdomadaire, même si leurs choix ne coïncident pas toujours.

Julie a une préférence pour les comédies plaisantes et légères où des stars hollywoodiennes ouvrent leurs bras et leurs portes aux quidams et où de jolies filles carburant au champagne vomissent dans les voitures de luxe, pour garder un semblant de réalisme. Pour sa part, Elsa les consomme avec modération.

Longtemps, elle a abhorré les films démoralisants ou larmoyants, les drames sans issue et sans retour, les engrenages suicidaires, tous ces mélos qui font pleurer dans les chaumières. Depuis peu, elle en redemande. Parfois, il suffit de se retrouver face aux déboires des autres pour mieux accepter ceux que la vie nous inflige.

Cette semaine, elles ont le choix entre une adaptation de La femme abandonnée, un drame social avec Nicole Kidman dans le rôle d’une mère divorcée et l’histoire d’une jeune orpheline qui gagne le jackpot au casino avant de tout perdre.

À la sortie, elle tombe nez à nez avec la mère d’Armand qui détourne la tête rapidement, un peu trop d’ailleurs. Voilà ce qu’on appelle « tourner la page ».

Chapitre 1

  — Si je comprends bien, vous avez toujours travaillé dans ce musée de l'amour ? résume la conseillère. — Oui, pendant 26 ans. — Toujou...